Dossier

« L’éducatif » à l’Ere de l’Anthropocène

Sur la « pédagogie »

Nous savons globalement) à quoi nos gosses vont se retrouver confrontés. Le problème n’est pas tant de trouver les solutions techniques (les transports doux, les énergies renouvelables, des actions multiples de préservation et régénération de la biodiversité). Toutes ces solutions existent et comme le rappelle « scientifiques en rébellion », nous savons, théoriquement, exactement ce qui est nécessaire de faire. Le problème n’est pas là, il est politique.

Globalement, Les tenants du capitalisme, les classes dominantes sont parfaitement conscients de la situation. Mais ils ont fait leur choix : pour eux, tous les problèmes se résument à une seule question : « dans l’effondrement lent ou rapide, QUI va rester en haut de la chaîne alimentaire » ?

Le processus de leur sécession est enclenché, la « bascule » est faite. Ils se moquent bien que des milliards de personnes soient condamnées par une augmentation des températures de + 3 ou + 4 degrés par rapport aux niveaux préindustriels. Ils s’imaginent déjà dans leurs « condominios » (villages et quartiers hautement sécurisés au Brésil), confortablement installés dans leurs villas climatisées, protégés par leurs milices privées ! La croissance exponentielle du chiffre d’affaire des marchands de bunkers de luxe et les achats d’îles entières par de richissimes dirigeants des empires financiers et industriels suffit à prouver ce fait.

Ils iront « jusqu’au bout » ! Ils voudront brûler les derniers litres de pétrole, bitumer le dernier espace de nature vierge, extirper les derniers métaux rares dans le moindre recoin de la planète. Leur soif de pouvoir et de richesses est insatiable. Et c’est à nous, et seulement à nous, qu’il revient de les arrêter. Les suppliques renouvelées aux « gouvernants » sont un leurre qui nous fait perdre un temps précieux. Jamais « ils » ne bougeront.

C’est pourquoi il nous faut développer et nous inscrire dans un vaste mouvement de luttes, inter-générationnel. Non pour y étaler notre pseudo science de « boomers », mais pour être présents et actifs, tout en laissant s’élaborer des voies qui nous auraient semblées, à nous « l’ancienne génération », peu pertinentes.

Cette lutte se distingue toutefois des précédentes car, cette fois-ci, l’enjeu est pour le moins « particulier » : c’est la possibilité ou non de préserver une planète habitable ! Ce combat sera donc bien plus ardu et féroce que les précédents. Ce que l’on nomme « l’élite » (un ramassis d’individus avides, sans scrupules et sans aucune éthique) n’hésitera pas à placer le post-fascisme aux commandes d’Etats militarisés. D’ailleurs, nous ne pouvons plus réellement dire que le post-fascisme est un risque. Il est déjà présent dans les esprits et les actes de beaucoup. La posture adoptée par les Etats dit occidentaux face au massacre génocidaire de Gaza n’en est qu’une preuve de plus.

Mais quel rapport avec l’éducatif ?

Cela a tout à voir ! Voilà dans quoi nos enfants vont grandir : une intense confrontation entre les défenseur.euses du Vivant et des ennemis redoutables (préparant une artificielle « guerre des civilisations » pour mieux diviser et faire écran).

Face à cela, l’éducatif ne peut être considéré comme « neutre ». Le but étant bien de donner aux « élèves » la possibilité de développer leur esprit critique, on ne peut penser un système éducatif ex nihilo. L’école n’est jamais un « sanctuaire »  et l’on aura beau se gargariser de formules vides de sens comme « les valeurs de la République » (?), cela n’y changera rien. Si on considère que l’école n’est pas le lieu où l’on se contenterait d’ingurgiter des savoirs à la chaîne, mais un lieu d’éducation émancipatrice, en « formant » des citoyens ; si l’on comprend que toutes les constructions technologiques et sociales vont être chamboulées par les multiples catastrophes et conflits inhérents à l’Anthropocène, les enjeux de l’éducatif, tant du point de vue de la pédagogie que du contenu, sont d’une importance majeure pour la « suite »…

Des principes de l’éducation émancipatrice

A celles et ceux qui nous accuseraient de vouloir assener une éducation « idéologique » aux enfants, nous serons précis quant à nos principes de bases ! En 1959, Jean Rostand, qui était alors nommé à l’Académie Française, a prononcé un mémorable discours, au cours duquel il exposa sa vision de l’enseignement : « Dans l’enseignement qu’on distribuera aux jeunes citoyens, s’interdire toute pesée confessionnelle ou philosophique, former les esprits sans les conformer, les enrichir sans les endoctriner, les armer sans les enrôler, leur communiquer une force dont ils puissent faire leur force, les séduire au vrai pour les amener à leur propre vérité, leur donner le meilleur de soi sans attendre ce salaire qu’est la ressemblance : qui ne voit la difficulté de suivre à la rigueur un tel programme, mais en est-il un autre pour satisfaire une conscience ombrageuse quant au respect des âmes ? » (source).

Pour savoir quelle école nous aimerions (re)construire, il nous parait indispensable de revenir (un peu longuement) sur les fondamentaux pédagogiques que nous défendons. D’autres (véritables) pédagogues, bien loin des scribouillards ministériels du moment, nous inspirent.  Et impossible de ne pas citer Francisco Ferrer ! Il fonde en 1901 L’école moderne, un projet éducatif rationaliste qui promeut la mixité, l’égalité sociale, la transmission d’un enseignement rationnel, l’autonomie et l’entraide.

L’Ecole moderne fut la première d’un réseau qui en comptait plus d’une centaine en Espagne en 1907. Largement en avance sur son temps, Francisco Ferrer est le précurseur de ce qui sera nommé la pédagogie nouvelle. Il sera condamné à mort, sous la pression du clergé catholique, et fusillé le 13 octobre 1909. Pour Francisco Ferrer il s’agissait de « fonder des écoles nouvelles où seront appliqués directement des principes répondant à l’idéal que se font de la société et des hommes ceux qui réprouvent les conventions, les préjugés, les cruautés, les fourberies et les mensonges sur lesquels est basée la société moderne. »

La démarche pédagogique  se résume ainsi : « Notre enseignement n’accepte ni les dogmes ni les usages car ce sont là des formes qui emprisonnent la vitalité mentale (…) Nous ne répandons que des solutions qui ont été démontrées par des faits, des théories ratifiées par la raison, et des vérités confirmées par des preuves certaines. L’objet de notre enseignement est que le cerveau de l’individu doit être l’instrument de sa volonté. Nous voulons que les vérités de la science brillent de leur propre éclat et illuminent chaque intelligence, de sorte que, mises en pratique, elles puissent donner le bonheur à l’humanité, sans exclusion pour personne par privilège odieux. »

Les Freinet

La pédagogie Freinet est également incontournable. Mise au point par les époux Élise Freinet et Célestin Freinet. Nous puiserons largement ci-dessous dans l’excellente brochure réalisée par SUD Education sur le sujet !

Les principes structurant de la pédagogie Freinet sont d’une grande richesse. Ce mouvement naît au début du XXe siècle du refus de la guerre et de la domination. Célestin Freinet est durement marqué par la première guerre mondiale. Il y a été blessé physiquement et moralement : il en est revenu écoeuré, se demandant pourquoi il était parti tuer des fils de paysans allemands qui ne lui avaient rien fait. Comme la plupart des Français, il ne souhaitait qu’une chose : plus jamais ça.

Blessé au poumon il ne pouvait plus faire classe en donnant des leçons à voix haute. Traumatisé par la guerre, il ne voulait plus d’une pédagogie qui apprenne surtout aux enfants à obéir aux ordres donnés. Il voulait une vie nouvelle, un monde de paix et la coopération entre les peuples et les cultures. Pour cela, il considérait indispensable que tous les enfants partagent ensemble les bancs de l’école publique gratuite, pour s’entraider et coopérer, apprendre à se respecter.

Elise Freinet rencontra Célestin Freinet en 1925, et joua un rôle extrêmement important. En plus d’enrichir et de soutenir les actions et pensées de Célestin, Élise apporta au mouvement de l’École Moderne une dimension originale dans le domaine artistique. Son ouvrage, l’Enfant artiste,  écrit en 1964 en témoigne : « Peu à peu, ils comprennent que dessiner n’est pas perdre du temps mais au contraire en gagner, car ce besoin exigeant de faire les choses avec goût et minutie se retrouve dans d’autre disciplines et facilite l’activité créatrice sous toutes ses formes »

Son expérience, du dessin et de la peinture libre, forme un tout qui vient s’intégrer à ce que Célestin appela la libre expression de l’enfant. Élise se préoccupa également de la diffusion de cette méthode éducative en créant la revue Art Enfantin.

Une éducation à la paix (c’est plus que d’actualité !)

La pédagogie Freinet, née du rejet de la guerre de 14, est d’abord une éducation à la paix et à l’entente entre les peuples. Ces valeurs essentielles sont ce qui lie les militant·es au sein du mouvement Freinet. Les militant·es Freinet ne réfléchissent pas seul·es dans leur classe, et imaginent une part de leurs préparations et de leurs projets ensemble, en se retrouvant en groupe local une fois par mois ou par trimestre, dans une organisation nationale (l’Institut Coopératif de l’École Moderne) mais aussi dans une fédération internationale (la Fédération Internationale des Mouvements d’École Moderne) qui permet de rencontrer des enseignant.es du monde entier et de confronter des pratiques au-delà des frontières (source ibid).

Tâtonnement expérimental

Beaucoup d’enseignant.es apprennent aux élèves des savoirs en voulant sans cesse aller trop vite.

Or, lorsque les enfants cuisinent, pêchent ou bricolent avec leurs parents, ils agissent en les imitant, mais aussi en tentant des techniques nouvelles, parfois réussies, parfois échouées, et peuvent en parler pour mieux comprendre « ce qui arrive ».

Mais souvent à l’école, l’enseignant impose aux enfants de retenir des savoirs qu’ils n’ont pas pu expérimenter, autour desquels ils n’ont pas pu échanger, tester, organiser des expériences, parce que le programme ne laisse pas le temps, parce qu’il y a le stress de l’évaluation, de l’examen, du test. L’enfance a besoin de temps, d’échanges et d’expériences.

La pédagogie Freinet se donne une organisation du travail qui permet souvent aux enfants d’avoir envie, d’avoir besoin, de tenter de faire sans, de retenter de faire avec, afin que ce chemin de construction construise pas à pas un chemin de mémorisation active. Il n’y a pas de « pédagogie passive ». L’obéissance est une contrainte qui mobilise l’enfant contre le savoir transmis : en ce sens, toute pédagogie fondée sur la parole du maître et l’écoute de l’enfant est une pédagogie qui aura peu d’effets.

Expression Création, Communication, enfant auteur

Les classes Freinet sont des classes dans lesquelles les enfants font « pour de vrai ». La classe n’étudie pas passivement la recette de cuisine, mais nous l’étudions pour la cuisiner et nous cuisinons pour organiser vraiment une fête. Les enfants n’écrivent pas de «  rédaction », mais les écrits sont préparés pour publier un journal, éditer un recueil de poèmes, filmer un documentaire, pour écrire au maire car le toit du préau fuit et que les enfants voudraient bien pouvoir jouer aux billes au sec.

Non seulement la pédagogie Freinet est une pédagogie « active », mais il ne s’agit pas seulement que les enfants soient les acteurs d’une pièce de théâtre qu’ils n’auraient pas contribué à écrire. Ils doivent devenir les auteurs de leurs textes, de leurs photos, de leurs dessins et de leurs œuvres plastiques.

Il ne s’agit pas de s’extasier devant n’importe quoi, mais de construire pas à pas une démarche de création avec une reprise, des esquisses, des nettoyages orthographiques, des rectifications jusqu’à un aboutissement valorisé, exposé, enrichi des encouragements des autres. Pour apprendre à travailler comme cela, les enseignant.es qui le souhaitent doivent pouvoir se rencontrer, échanger, réfléchir ensemble et c’est cette créativité qui est fructueuse et permet de progresser.

« Partir des questionnements naturels »

C’est sans doute la partie la plus complexe, la plus sensible de la pédagogie Freinet. Il s’agit d’apprendre aux enfants à comprendre le monde, comme lorsqu’ils étaient tout petits, par des échanges entre eux et d’autres enfants, d’autres adultes qui créent des interlocutions, des interrogations, des tâtonnements, des rencontres. Plusieurs gouvernements ont valorisé cette technique d’apprentissage en sciences, sous l’appellation « La main à la pâte ». Beaucoup de familles la pratiquent dans la transmission des « savoirs familiaux ». Ces échanges autour des questionnements naturels des enfants qui se demandent pourquoi le ciel est bleu, pourquoi la bouilloire fume, pourquoi les pierres du volcan sont noires, pourquoi le corail est blanc et pourquoi il y a un s au pluriel mais qu’on ne dit pas des chevals, et pourquoi il y a un h à huit…

L’espace de la classe doit aussi être l’espace d’expression de tous ces questionnements, afin que la curiosité naturelle des enfants les pousse à aller toujours plus loin dans la compréhension du monde, et pas seulement en sciences. Nous devons construire et encourager l’audace de tous, filles et garçons, à interroger le monde, à chercher des réponses et à agir réellement pour améliorer la vie des humains, des animaux et des plantes.

Dévolution

C’est peu dire que les enfants sont de plus en plus infantilisés, considérés comme inaptes, et confinés dans le jeu trop tardivement. Dès le plus jeune âge, l’enfant peut « travailler », c’est-à-dire agir vraiment pour ses propres projets. Non pas pour gagner un salaire, évidemment. Mais avoir une vraie responsabilité, et apprendre à la tenir sans que l’on soit sans cesse obligé de la rappeler. Mettre la table, balayer, ranger, bricoler, éteindre la lumière, essuyer le tableau, ranger la classe… Dès la maternelle, ces responsabilités doivent porter le nom des vrais métiers, pour faire comprendre aux enfants qu’une société (même une petite société d’enfants) a besoin de différentes compétences qui sont d’égale dignité. La Dévolution, c’est la confiance que nous allons apporter au groupe d’enfants pour faire par eux-mêmes tout ce qu’ils peuvent faire. L’organiser avec méthode et cesser de donner des ordres, des consignes, des leçons et des notes comme s’ils devaient devenir des soldats obéissants. La dévolution c’est la construction progressive de la confiance en soi, par la responsabilité d’actes autonomes au service de la collectivité ou de la famille. La pédagogie Freinet n’est pas une pédagogie du jeu, mais une pédagogie du travail, de la recherche et de l’effort qui permet de surmonter les difficultés pour découvrir la joie de l’apprentissage. C’est une pédagogie sociale, une école progressive de la démocratie, permettant aux enfants de transformer chacun de leur savoir en pouvoir sur le monde.

Nous l’aurons compris, dans cette pédagogie, l’enseignant change complètement de posture. Il n’y a pas une masse de savoirs d’un côté (et supposée détenu par lui) qui doit être placée dans le cerveau de l’élève (coûte que coûte, sans même respecter ses rythmes personnels). Il y a un « enseignant » qui est là pour tutorer, accompagner, faciliter, réguler les apprentissages tout en privilégiant systématiquement le sens qu’ils prennent. Impossible enfin de terminer cette partie sur la pédagogie sans parler de Paulo Freire.

Paulo Freire

La pédagogie de Paulo Freire est peu connue en France (lire ICI). Pendant longtemps, un seul de ses ouvrages était traduit en français (Pédagogie de l’autonomie). Pédagogie des opprimés vient tout juste d’être édité en France (en 2021 !).

La Pédagogie des opprimés, qu’il a écrit en 1968 durant son exil politique au Chili, peut être considéré comme un classique – ce serait même le troisième ouvrage le plus cité au monde dans le champ des sciences humaines et sociales. L’originalité de l’approche de P. Freire c’est de considérer la « pédagogie » comme l’ensemble des pratiques par lesquelles nous construisons et renforçons la forme particulière de nos rapports sociaux. Selon lui, une action pédagogique n’est pas nécessairement une action émancipatrice : comme action socialisante, elle peut aussi contribuer à reproduire l’ordre établi.

C’est pour cela que Freire oppose à la pédagogie révolutionnaire une pédagogie conservatrice qu’il appelle « pédagogie bancaire » (« bancaire », car dans cette vision, le « savoir » est une donation de ceux qui jugent qu’ils savent, à ceux qu’ils jugent ignorants, avec une attente de « retour sur investissement »). Les pratiques éducatives identifiées comme particulièrement conservatrices sont celles qui mettent en jeu l’énonciation magistrale d’informations que l’élève doit pouvoir réciter (cela nous rappelle quelques souvenirs…).

Selon ce modèle, le bon élève n’est pas celui qui a pu comprendre et s’approprier les choses qu’on lui a fait mémoriser ; et le bon éducateur n’est pas celui qui a pu faire comprendre à ses élèves en quoi ce qu’il leur enseigne pourrait leur être utile. Ici, le bon élève est celui qui arrive à accumuler le plus d’informations et le bon maître celui qui est capable de leur en fournir autant que possible. Ce faisant, Paulo Freire expose une pédagogie fondée sur une nouvelle relation entre l’enseignant, l’élève et la société.

Né en 1921, dans une famille de la classe moyenne brésilienne, Paulo Freire doit sa renommée internationale dans un premier temps à sa méthode d’alphabétisation des adultes. En avril 1964, avec  l’instauration de la dictature, il se retrouve derrière les barreaux pour activités « subversives ». Peu après, le pouvoir l’expulse au Chili, où il travaille pendant cinq ans à un programme d’alphabétisation.

En 1980, il est autorisé à rentrer au Brésil bien que la dictature ne prenne fin qu’en 1985. Entre 1989 et 1991, il se voit confié par le Parti des travailleurs, qui dirige la ville de Sao Paulo, le secrétariat de l’éducation. Il est ainsi conduit à réorganiser l’enseignement primaire et la formation des enseignant.es de cette ville.

Dans Pédagogie de l’autonomie, il s’adresse aux enseignant.es sur ce qu’il appelle désormais la « pédagogie critique ». L’enseignant doit partir de l’expérience sociale vécue par les élèves (de leur culture, de leur situation sociale…). Il doit prendre appui sur ce qu’il appelle la « conscience naïve » (quotidienne). Et l’objectif est de les conduire à problématiser cette expérience au contact des savoirs savants. (Lire ici)

En France, en 2023, dire que nous serions « en retard » sur le plan des pratiques pédagogiques serait encore bien timoré !

Sur le contenu des enseignements

Maintenant que nous avons largement précisé nos références sur la pédagogie, il convient d’aborder plus en profondeur la question des contenus, des objectifs dans l’acquisition des savoirs théoriques et pratiques.

Si nous voulons non seulement que l’école devienne « intelligente » mais qu’en sus elle soit au rendez-vous des enjeux de l’Anthropocène, il faudra inéluctablement plus qu’adapter les « programmes ».

La malédiction du « silo »…

Première remarque sur l’architecture globale de l’enseignement tel qu’il est pratiqué aujourd’hui : il se caractérise d’abord par un cloisonnement mortifère des « disciplines ».Dans leur ouvrage « Eduquer en Anthropocène », Nathanaël Wallenhorst et Jean-Philippe Pierron, mettent notamment en procès ce cloisonnement, tout à fait révélateur de la pensée en silo (une caractéristique forte de notre époque). « On étudie la physique, puis la biologie, puis le français de manière séparée. Cela laisse à penser que chaque discipline non seulement est enseignable de manière autonome, mais est autonome en soi. Cette segmentation mène à la pensée en silo, où chaque discipline, et par extension chaque métier n’existe que pour soi. (…) l’éducation à l’environnement est vaine s’il s’agit d’un silo supplémentaire. Elle concerne toutes les disciplines et doit être enseignée dans chacune d’elles à la fois comme savoirs positifs que normatifs. C’est à ce prix qu’une écopédagogie sera possible » (p.43).

Il faut donc comprendre que c’est, en premier lieu, la logique productiviste qui a modelé l’actuelle forme scolaire, c’est-à-dire « l’ensemble des dispositifs matériels et intellectuels mis en place par et dans les institutions scolaires ».

La répartition des élèves, d’âge égal, disposés en rangs réguliers et tournés vers une estrade surélevée, le découpage du temps scolaire en périodes de durée identique, l’organisation des contenus en disciplines, la réalisation de tâches aux résultats prédéfinis ou encore l’apprentissage du respect de l’autorité sont autant d’éléments qui amènent certains auteurs à comparer les activités scolaires aux chaînes de production et les écoles à des usines fabriquant de futurs ouvriers dociles…

Par conséquent, aucune modification superficielle du contenu des « programmes » ne sera pertinente, si nous ne révisons pas entièrement le modèle. C’est là que le sujet de l’Anthropocène prend toute son importance. En remettant en cause le paradigme de la Modernité (« système particulier de représentations et de rapports au monde d’origine européenne vieux de cinq siècles »).

« La télévision, oeil de demain » – 1947 – René Barjavel

Sur quoi celui-ci est-il fondé ? C’est là que nous avons une petite divergence avec les auteurs qui parlent de la « pensée rationnelle » et de la « technique ». Nous pensons au contraire que l’enseignement prodigué n’est aucunement « rationnel » (au sens où l’entendait Francisco Ferrer), mais qu’il est un récit-fable, qui veut imposer la belle civilisation thermo-industrielle comme seul imaginaire possible ! Les individus pourront ainsi (c’est la croyance) continuer d’évoluer dans un décor, pianoter de plus en plus sur leurs gadgets électroniques, et  faire comme si les légumes poussaient dans les rayons de supermarchés (nous exagérons à peine). Là où nous rejoignons les auteurs c’est lorsqu’ils caractérisent également ce paradigme par le dualisme nature-culture. La première des priorités est effectivement de remettre le lien au Vivant en tête des « apprentissages ».

Pour Damien Delorme (philosophe de l’environnement), « la préoccupation écologique – la conscience et le soin des interrelations avec son milieu de vie et ses habitants – devient le nouveau centre de gravité d’une culture c’est-à-dire de modes de subjectivation des consciences et de connaissance, de normes morales et religieuses, d’organisations économiques et politiques. Elles trouvent leur moteur dans des mouvements collectifs minoritaires émergeant de façon rhizomatique et locale et non dans des décisions technocratiques supposant un pouvoir hiérarchisé au sein d’un système globalisé. Elles promeuvent des affects doux – de réciprocité, d’humilité, de partenariat, de symbiose, d’écoute, etc. – plutôt que des affects de domination, de séparation, de contrôle, d’appropriation et d’exploitation » (p. 164).

Reste que, pour l’instant, il serait utile d’entreprendre une lecture collective critique du contenu des « matières » en silo, pour parallèlement porter une revendication de renforcement des dynamiques transdisciplinaires (ce qui peut, bien entendu, passer par les logiques de projets, entre élèves, classes, enseignant.es). A compter que le corps enseignant, enkysté dans ses habitus, ne soit pas vent debout contre ce type de transformation…

L’enseignement du « développement durable »

Nous ne nions pas qu’un certain nombre de progrès aient été faits depuis quelques années, que des enseignant.es (y compris dans le cadre de leur liberté pédagogique et à l’occasion d’activités supplémentaires) aient fait entrer le sujet écologique dans l’école. Néanmoins, nous continuons d’être stupéfaits par les angles de vue  adoptés (et imposés avec la plus grande assurance !). 

Il en va ainsi de l’EDD (« Enseignement du Développement Durable »). 

Premier point d’achoppement : toute l’architecture de l’EDD est construite sur la base idéologique des ODD (objectifs de développement durable, Nations Unies, 2015).

En quoi consistent ces « objectifs » ? Certaines mauvaises langues pourraient y voir une succession de généreux vœux (pieux). Bien entendu, qui peut être contre « l’éradication de la pauvreté », l’éradication de la faim dans le monde,  ou « l’accès à une éducation de qualité » ? Au-delà de ces objectifs vaporeux, et l’on ne pouvait en attendre autre chose, vous ne trouverez aucune remise en question du paradigme de la croissance.

Et c’est même l’inverse avec l’objectif 8, qui stipule qu’une « croissance économique soutenue et partagée peut entraîner des progrès, créer des emplois décents pour tous et améliorer le niveau de vie. ». Aucune interrogation de fond non plus sur la notion d’industrialisation avec l’objectif 9 (« Une industrialisation durable qui profite à tous »).

Nous comprenons mieux pourquoi nous pouvons en arriver à des sujets de baccalauréat comme en 2022 : « Vous montrerez que l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance ». A priori, les auteurs de cette ineptie n’ont pas clairement saisi ce que signifiait la notion de « limite planétaire » !

Mais nous ne devrions pas nous étonner, quand l’on sait que le Conseil supérieur des programmes n’a pas hésité à solliciter un climato-sceptique notoire (François Gervais) « pour améliorer le contenu climatique des manuels scolaires » (source).

Ce qui a, heureusement, déclenché de vives réactions de scientifiques et d’enseignant.es.

Comme le relève encore le journal de l’environnement (octobre 2019) : « On ne peut qu’être effrayé aussi par la documentation scolaire distillée par certains acteurs. Ainsi, en est-il de Médiachimie. Porté par la Maison de la chimie, l’industrie, EDP Sciences et Canopée, ce site pédagogique diffuse des fiches sur le climat surprenantes. « L’hypothèse de base des modèles est que le réchauffement est dû aux gaz à effet de serre issus de l’usage des combustibles fossiles », peut-on lire ». Considérer un fait scientifique, bien établi, comme une hypothèse de base, ce n’est plus admissible…

Revenons à notre « développement durable ». Bien sûr, il serait possible de parler d’un autre  « développement » (celui du bien-être, du temps libre, de la qualité de vie, etc.). Mais désormais il est tout de même clair que le « DD » est associé à la poursuite d’une croissance, de la production, des biens et des services, du PIB… (retour à la case de l’article 8 !).  L’expression a été largement dévoyée et est devenue un oxymore !

Qu’attendre d’autres de celles et ceux qui organisent la boucherie pédagogique au quotidien dans nos écoles ? Rien, effectivement. La réaction ne peut venir que de la « société civile ». Par exemple, créée en 1971, l’Association des professeurs de Sciences économiques et sociales (APSES) alerte sur les insuffisances des programmes scolaires concernant les enjeux liés au climat et à l’environnement depuis des années. Il revient ensuite aux organisations syndicales de sortir (enfin ?) de leurs logiciels de pensées, de leurs seules revendications quasi exclusivement « moyennistes » pour déclencher une rupture.

L’Histoire, toujours problématique…

La « manière dont on enseigne l’histoire »  est une vieille affaire (relire Marc Ferro !). Nous connaissions les absurdités enseignées sur le « bon roi saint Louis » (inventeur de… l’inquisition et grand pourfendeur des cathares en 1244 à Montségur), le récit national insidieusement (?) raciste de « nos ancêtres les Gaulois » ou encore l’omerta visant toute l’histoire du mouvement ouvrier, etc.

Bref, pour découvrir l’histoire des révoltes, la grande Jacquerie de 1358, et la révolte des Tuchins (1363), les réalisations des révolutionnaires libertaires espagnols de 36, ou la différence importante entre les soviets libres et le coup d’état de Lénine, il faudra attendre d’avoir terminé l’école et travailler les sujets par soi-même ! Mais il est vrai que l’Institution enseigne l’Histoire du chevalier Bayard, des Rois, mais certainement pas celle des gueux contestataires de l’ordre des puissants (il en faudrait pas exagérer…). A ce niveau, ce n’est plus « l’Histoire » qui est enseignée mais des histoires réécrites par les vainqueurs et une stupide série de dates à apprendre par cœur (mais, osons le dire, se souvenir de la date exacte de la chute de Constantinople n’a strictement aucune importance…).

Pourtant, ce qui devrait compter, c’est d’acquérir les outils intellectuels pour comprendre et analyser les phénomènes et les dynamiques historiques. Eveiller la curiosité non seulement pour comprendre « d’où l’on vient » (réellement) mais aussi pour appréhender les multiples Civilisations. Et c’est là que Fernand Braudel devraient bien plus inspirer nos enseignant.es (voir Grammaire des Civilisations dans lequel les élèves pourraient découvrir l’empire du Ghana et son apogée au XIè Siècle, à une époque où les européens pataugeaient dans la mare des cochons…). Ou découvrir que la Chine a aussi une grande histoire ! Cela permettrait de relativiser ce fabuleux monde « blanc » et cet « Homme africain » qui, selon un ancien Président, n’était « pas assez rentré dans l’Histoire » ! Concernant l’Anthropocène, il serait grand temps d’amener les enfants et adolescents à réfléchir sur l’histoire globale (voir Laurent Testot sur le sujet), les amener à s’interroger sur l’histoire de l’Humanité (qui, pour paraphraser Braudel, est la seule histoire possible. C’est seulement ainsi que l’on peut permettre à des esprits de s’élever vers une conscience de citoyen du monde.

Pour conclure…

Quelques exemples des multiples possibilités pour transformer les cours

Au-delà de la question pédagogique, il existe maintes voies pour viser de nouveaux savoirs utiles. Prenons quelques exemples.

En technologie, nous pourrions approfondir les low-tech, les énergies renouvelables (qui sont simplement survolées, et encore). Il serait aussi possible, à compter d’en avoir le courage, de déconstruire le mythe de la « voiture électrique pour tous ». Il suffit de faire calculer combien il faudrait de nouvelles centrales nucléaires (ou de champs d’éoliennes ou de parcs solaires) pour alimenter leurs moteurs (la bonne réponse est… 15 réacteurs supplémentaires !)…

En géographie, il est faisable d’aborder la notion de redirection écologique des territoires, les régions du monde les plus touchées par le réchauffement climatique, la connaissance de l’Arctique et de l’Antarctique (faire visionner des vidéos d’Heïdi !), le pergélisol, la question du trait de côte…

En SVT, il faudrait, là encore aller beaucoup plus loin sur la climatologie, la biodiversité ou le concept de réensauvagement

Même les maths peuvent être concernées puisqu’il n’y a rien de plus motivant que d’aborder la trigonométrie en faisant… de l’astronomie (ce qui évidemment apporte une autre vision de la Terre). De même, en faisant les plans d’une maison en auto / écoconstruction ! πR2 ou le théorème de Pythagore prennent tout leur sens dans leur mise en pratique.

Fabrication d’une toile de Yourte en CM2 (Grâce)

En physique chimie, des fiches nationales existent déjà, avec des exemples de séquences. Elles ne sont malheureusement pas utilisées systématiquement, c’est le moins que l’on puisse dire. On y aborde l’effet de serre, l’assainissement de l’eau, les diverses pollutions, etc.

En Arts plastiques, il est aisé de lancer des projets autour de la thématique de l’Anthropocène.

Pour peu, là encore, d’en avoir l’audace !

Régis Dauxois

« L’éducatif » à l’Ere de l’Anthropocène – Bonus !

Pour compléter ce dossier, nous vous proposons deux  vignettes utiles… L’une sur des ressources vidéos, l’autre sur le « LAP ».

Voici une sélection de sites sur lesquels vous trouverez des vidéos pédagogiques sur de multiples thèmes (nous avons mis un ou deux exemples pour chaque source).

SUCO (Quebec) : Transition écologique (4 min).« L’agriculture biologique ne peut pas nourrir le monde » | 10 mythes sur les OGM(1’20).

Météo France : Tout savoir : ne pas confondre climat et météo. 2’.

Le Monde : Comprendre le réchauffement climatique en 4 minutes.

Centre d’action laïque (Belgique) : Pour une transition écologique et sociale. (27’42).

L’Occitanie en commun : Les débats citoyens : la transition écologique, dans les faits c’est quoi ? (avec une présentation des écoles Etre) (34 ‘).

GreenLetter Club : Climats passés : à quoi ressemblait la Terre ? Gilles Ramstein. (58 ‘). Voir la vidéo.

Lumni (France Télévision) : Une agriculture plus naturelle (la ferme du Bec-Helloin)(5’30). L’arbre sauveur aux propriétés vertueuses pour les sols (5‘15). Une architecture inspirée du vivant(6’24). Des algues dans nos villes (4’57). Des fonds marins plus vivants (6’19). Le niveau marin (5’07).

LPO (Agir pour la biodiversité) : Renard, un autre regard ! (6’15).  Un jardin pour la biodiversité !(8’38).

Les bons profs : La notion d’écosystème (6’11). Rayonnement infrarouge de la Terre et effet de serre – Sciences – 1re(8‘).

UVED : Le doughnut entre plancher social et plafond écologique (10’35).

The Shift Project (« Enseigner le climat »). Avec de nombreuses ressources pour des cours (enseignement supérieur).

Le lycée autogéré de Paris

C’est le genre de lycée qui nous fait regretter d’avoir fait ses études… dans les autres !

Tous les membres du Lycée Autogéré de Paris  participent aux actions et aux décisions qui se rapportent à la vie de l’établissement. C’est en cela qu’il s’agit d’un Lycée Autogéré depuis sa création en 1982.

L’équipe éducative est garante d’un cadre qui consiste en principes éthiques, philosophiques et pratiques qui permettent la construction et le maintien d’un véritable régime de démocratie directe. Leur système  permet aux élèves de faire  l’expérience d’une sorte de contrat social. En effet, des instances et des dispositifs variés ont été mis en place dans ce sens.

La vie de l’établissement s’organise autour de deux types de tâches indissociables l’une de l’autre. Celle qui correspond aux activités pédagogiques, ateliers et projets et celle qui correspond  aux activités de gestion. Ces dernières se rapportent à différentes commissions – Accueil, Administration, Bibliothèque, Budget, Entretien, Évaluation, Informatique, Justice, Orientation, Musique et Kfet – au Conseil et à la RGG (Réunion Générale de Gestion). Le collectif se réunit,  tous les mardis en GB (Groupe de Base) et peut recourir à une  AG (Assemblée Générale) à tout moment. L’équipe éducative se réunit tous les mardis soirs afin d’organiser et d’analyser la mise en œuvre des différentes activités. Les élèves peuvent y assister et y participer.

Le calendrier est modifié  à deux reprises dans l’année scolaire à l’occasion des stages intensifs. Par ailleurs, deux « soirées Cabaret » sont prévues, en décembre et en juin. Elles permettent le partage des différentes créations réalisées dans une ambiance festive.

Le LAP ne plaît pas au Pouvoir ! Le rectorat de Paris exige l’écriture d’un projet d’expérimentation pour remplacer la convention qui jusque là réglementait son existence. Le rectorat a saisi l’inspection générale pour demander une enquête administrative qui se déroule depuis septembre 2023. Pour suivre son actu et les appels à soutien, c’est ICI.

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